REVUES LITTÉRAIRES

REVUES LITTÉRAIRES
REVUES LITTÉRAIRES

Innombrables, les revues se remarquent tant par la diversité de leurs projets et de leurs formes que par le rôle irremplaçable qu’elles jouent depuis plus d’un siècle dans la vie littéraire. Elles ont su anticiper, accompagner et exprimer les mouvements de création et de critique littéraires les plus novateurs avec un remarquable pouvoir de fécondation et de diffusion. Une capacité qui tient aux spécificités mêmes de la revue et aux modes de création et de communication qu’elle favorise. L’évolution des pratiques éditoriales et les transformations de la vie culturelle incitent pourtant, aujourd’hui, à s’interroger sur son avenir et sur le sens et les conséquences de son éventuel effacement de la scène littéraire.

Il est surprenant, sinon paradoxal, de constater que, si l’importance des revues est généralement reconnue, elle n’est en fait que peu ou mal mise en valeur par la plupart des histoires de la littérature, des idées ou de la presse publiées jusqu’à ce jour. Soit la revue y est considérée comme une production secondaire, marginale, économiquement peu significative; soit le travail de revue y est présenté comme une étape intermédiaire de l’activité littéraire; soit, encore, l’apport des revues est porté au crédit de quelques-unes d’entre elles seulement: les «grandes», véritables institutions (la Revue des Deux Mondes ou La Nouvelle Revue française ) qui ont tenu plusieurs décennies et générations, ou bien, dans le cas des «petites» revues avant-gardistes, celles qui une fois disparues ont trouvé une consécration académique. Ainsi, les revues surréalistes sont certainement parmi celles qui ont suscité le plus grand nombre d’études, d’expositions ou de réimpressions. Certes, il existe plusieurs travaux spécialisés, dont quelques-uns remarquables, comme ceux de Michel Décaudin sur les revues symbolistes ou d’Auguste Anglès sur les premières années de La Nouvelle Revue française ; et d’autres, sur La Revue blanche , les Cahiers du Sud , les Cahiers de la quinzaine , le Mercure de France , Les Temps modernes , etc.

Mais, hormis ces rares études sur des titres déjà fameux, le monde des revues constitue un champ de recherches et de réflexions encore largement inexploré. Cela tient pour une bonne part aux difficultés qui s’attachent à ce type d’investigation: collections incomplètes, catalogues approximatifs, archives dispersées ou perdues, témoignages partiels. Cet état souvent déplorable du patrimoine des revues ne suffit pourtant pas à justifier l’écart patent entre l’importance du phénomène revue et la relative méconnaissance dont il est l’objet. La raison principale de cette différence semble être que jusqu’à présent, sauf exception, la revue n’a jamais été considérée – et donc étudiée – comme un genre en soi, autonome, avec ses spécificités, ses rythmes, ses logiques, son économie, qui se distingue nettement du livre et de la presse, quotidiens ou magazines.

Préparée aux XVIIe et XVIIIe siècles par des périodiques comme le Journal des savants , le Mercure galant ou les Nouvelles de la République des lettres , entamée au début du XIXe par les premières publications romantiques comme La Minerve littéraire , Le Conservateur littéraire ou La Muse française – tous ces titres pouvant être rangés dans les catégories de la «gazette» ou du «journal» littéraire –, la véritable émergence de la forme revue s’est manifestée aux alentours de 1830, lorsque, sous l’impact des lois sur la liberté de la presse et des progrès technologiques dans l’imprimerie, s’amorce l’essor des quotidiens et des hebdomadaires. La presse politique n’ayant alors plus besoin de se confondre avec la presse littéraire, la frontière entre le journal et la revue va pouvoir se dessiner plus nettement. Au point qu’en 1907 Georges Sorel, qui fut presque exclusivement un homme de revues, pouvait écrire à Édouard Berth: «Les journaux font du journalisme; les revues font de la culture; il ne faut pas se laisser aller à confondre les rôles.»

Cette démarcation intervient, il faut le souligner, au moment où peut enfin se célébrer le Sacre de l’écrivain décrit par Paul Bénichou (Paris, José Corti, 1973), conséquence de l’organisation d’un «champ littéraire» dans lequel, note Alain Viala (Naissance de l’écrivain , éd. de Minuit, Paris, 1985), la «publication collective et périodique» permet la formation d’un «public d’habitués», dont la figure la plus emblématique est certainement celle de l’abonné.

La création de la Revue de Paris en 1829 par le Dr L. Véron et la reprise de la Revue des Deux Mondes en 1831 par François Buloz, encouragées par les succès des revues anglaises comme l’Edinburgh Review , inaugurent le temps des revues. Celui-ci ira s’affirmant au fil des années, chaque mouvement, chaque groupe, sinon chaque personnalité littéraire voulant avoir sa revue, pour culminer dans une sorte d’«âge d’or» entre les années 1870 où pullulent les revues symbolistes et 1914 lorsque la Première Guerre mondiale interrompt brutalement une période dominée par la création de La Nouvelle Revue française en 1909. Comment expliquer cette éclosion de la forme revue et son émancipation progressive, notamment par rapport au journalisme? Cela tient essentiellement à la nature même de l’activité revuiste et à ses virtualités créatrices sans commune mesure avec sa réalité économique: rares, en effet, sont les revues littéraires qui dépassent quelques centaines, au mieux quelques milliers d’abonnés. Mais, dans bien des cas, l’histoire littéraire (ou celle des idées) a montré que l’influence ou la réputation des revues était loin d’avoir un rapport avec leurs tirages.

1. La passion «revuiste»

De la création solitaire à la communauté utopique

La caractéristique première, fondamentale, de la revue, c’est d’être l’expression d’une passion, parfois la passion d’un seul individu, qui va jusqu’à être l’unique rédacteur de sa revue – par exemple Eugène Montfort avec la première série des Marges (1903-1908) ou Arthur Cravan avec Maintenant (1912-1915); d’autres impriment si fortement leur emprise que l’identification entre eux et leur revue est quasi absolue, l’entreprise ne survivant que rarement, et pour peu de temps, à leur disparition – citons les Cahiers de la quinzaine de Charles Péguy ou Le Divan de Henri Martineau. Plus couramment, il s’agit de la passion d’un groupe, voire d’une école ou d’un clan. En ce cas, le principal ferment de l’aventure revuiste, outre des choix esthétiques communs aux fondateurs, est souvent l’amitié – «ce fluide sans lequel la revue ne serait pas née et n’aurait pas survécu», note Auguste Anglès à propos de La Nouvelle Revue française où s’était réalisé «un vrai collectivisme des esprits et des cœurs». Toutefois, ce «collectivisme» n’empêche pas que les revues soient marquées, tant dans leur existence que dans la mémoire qui a été conservée d’elles, par le rôle prééminent d’une ou plusieurs personnalités. Les figures de ces revuistes sont extrêmement variées: cela va d’André Gide qui «cultivait l’ambiguïté qui consistait à inspirer et orienter sans diriger» La Nouvelle Revue française , comme le rapporte Anglès, à Alfred Vallette qui se consacra entièrement à la gestion du Mercure de France sans presque jamais y écrire. Nombre de personnages importants de l’histoire littéraire, écrivains ou non, ont ainsi attaché leur nom à la création ou à l’animation d’une ou plusieurs revues: Jean Ballard, Georges Bataille, Jean Paulhan, les frères Natanson, Remy de Gourmont, André Breton...

Cette dimension collective de la vie des revues ne va évidemment pas sans conflits ni ruptures, dans lesquels les rapports affectifs prennent parfois une part importante. On en retrouve trace et écho dans les nombreuses correspondances – celles de Gide ou de Paulhan, par exemple – que s’échangeaient les principaux collaborateurs des revues. Le siège des revues est également un lieu de passage et de rencontre important, tant pour les auteurs que pour les lecteurs: «Le directeur reçoit le...», trouve-t-on fréquemment indiqué à la suite de la liste du comité de rédaction et des correspondants, dans beaucoup de revues. Sans oublier les manifestations (repas, lectures, débats...) organisées à l’initiative d’une revue. Les éphémérides de la vie littéraire ont retenu ainsi les soirées de La Plume , les mardis de Rachilde au Mercure de France , etc. Avec La Nouvelle Revue française se créèrent non seulement des éditions mais également le théâtre du Vieux-Colombier, les Décades de Pontigny, entre autres.

En fait, toute création de revue vise à ouvrir un espace de sociabilité littéraire et intellectuelle autour duquel s’organisent échanges et confrontations. Chacune peut donc être observée comme une microsociété plus ou moins ouverte et conviviale, avec ses rites et ses codes. C’est ainsi que Julien Benda a pu parler d’un «esprit Revue blanche », tandis que d’autres ont dénoncé un «esprit N.R.F. », soulignant par là même combien une revue peut réussir à marquer son époque et ses auteurs.

Un espace expérimental

Mais l’«esprit» d’une revue s’exprime aussi dans son style, son ton, qui ne dépendent pas uniquement du choix des textes et des auteurs, mais aussi des multiples éléments qui concourent à la fabrique de la revue: sa formule éditoriale et l’économie des rubriques, sa typographie et les rapports entre texte et illustration, etc. On n’en finirait pas de décrire la pluralité des formules adoptées, des simples recueils de textes, que sont souvent les revues de poésie, aux ensembles diversifiés dont les sommaires se partagent entre les textes de création et ceux de critique et d’information, sans oublier les numéros spéciaux consacrés à un thème ou un écrivain, dont l’usage paraît s’être multiplié au fil des ans (mais, dès 1924, un courriériste littéraire en dénonçait l’abus!). Certaines de ces formules éditoriales sont restées fameuses et ont fait école: les «notes» de La Nouvelle Revue française («Recruter ou former de bons rédacteurs de notes fut notre principal souci», écrira Jean Schlumberger); les «frontons» des Cahiers du Sud ; la «Revue de la quinzaine» du Mercure de France , qui comptera jusqu’à plus de soixante-dix rubriques différentes sur les littératures étrangères, les autres arts (théâtre, musique...), les revues; ou encore les «enquêtes», si fréquemment pratiquées dans les années vingt et trente.

Chaque projet de revue est en quelque sorte le résultat d’un complot: d’une génération de jeunes contre les anciens, d’une esthétique contre une autre, de valeurs avant-gardistes contre les valeurs instituées, académiques. Longtemps, la création d’une revue a été le premier acte d’affirmation d’une nouvelle génération d’écrivains ou de critiques sur la scène littéraire. Affirmation le plus souvent exprimée sous la forme d’un manifeste grâce auquel chaque groupe désigne ses «adversaires», précise ses orientations éditoriales, choisit ses lecteurs, tout cela suivant une échelle d’intentions qui va du dogmatisme à l’éclectisme. Dans ses Réflexions sur la critique , Albert Thibaudet a justement souligné ce rôle des revues dans la «critique de soutien» d’une génération nouvelle et l’accélération des évolutions littéraires.

Si les revues d’une époque sont ainsi porteuses des idéaux et des illusions d’une génération, l’histoire de chacune d’elles est étroitement liée aux conditions esthétiques et biographiques de sa genèse et de sa fabrication. C’est donc dans cette dimension existentielle de la vie des revues qu’il faut aller chercher l’explication principale de la force et des fragilités de ce type de publication. Une force, lorsqu’elles réussissent à être ces «véritables laboratoires pour les lettres» dont parlait Paul Valéry, qui «permettent de réaliser les températures très élevées, les réactions rarissimes, le degré d’enthousiasme sans quoi les sciences ni les arts n’auraient qu’un avenir trop prévu». Elles sont alors l’instrument privilégié de la novation, de la découverte et souvent la première expression des nouveaux talents: la littérature de demain s’y découvre à l’état naissant, sous la forme de «travaux en cours», en amont des œuvres individuelles. Quant aux fragilités de la revue, elles découlent tout naturellement de cette fonction expérimentale, indispensable à la création littéraire.

2. Un rôle important

La revue dans l’histoire littéraire

Ces principales caractéristiques permettent de comprendre l’importance du rôle joué par les revues dans la vie littéraire (et intellectuelle) depuis plus d’un siècle. Importance d’abord pour l’histoire littéraire: «toute l’histoire des lettres et des idées y est écrite au jour le jour», soulignaient en 1924 Maurice Caillaud et Charles Forot au terme d’une enquête auprès d’environ soixante-dix créateurs et animateurs de «revues d’avant-garde» (Belles-Lettres , nos 62-66, déc. 1924). Nombre d’historiens reconnaissent volontiers combien, à partir des collections de revues, il est possible de reconstituer les opinions et le milieu (cafés, salons, réseaux, groupes...) d’un mouvement littéraire. Ainsi, lorsque Michel Décaudin étudie La Crise des valeurs symbolistes entre 1895 et 1914, il suit pas à pas l’itinéraire de certaines revues (L’Ermitage , Le Festin d’Ésope , Les Guêpes , etc.) autour desquelles se joua alors l’avenir de la poésie française.

«Il n’est point de réputation littéraire entre 1890 et la guerre de 1914 qui ne soit issue du Mercure ou qu’il n’ait contribué à former», affirmera en 1928 André Fontainas dans son livre Mes Souvenirs du symbolisme . L’importance des revues, en effet, se manifeste avec force et évidence dans la fonction éditoriale qu’elles remplissent: combien d’écrivains, parmi les plus novateurs, doivent d’avoir été «découverts» grâce aux revues – et le plus souvent aux petites revues – qui prirent le risque de les publier, de les traduire, avant qu’ils ne deviennent des classiques. Les exemples foisonnent – celui de James Joyce est certainement l’un des plus remarquables, quand on songe au dévouement passionné que déploya Margaret Anderson pour faire connaître Ulysse grâce à The Little Review publiée d’abord à San Francisco et à New York, puis à Paris, dans les années vingt.

D’autres revues ont contribué à la réévaluation de certains auteurs. Ainsi procéda Tel quel dans les années soixante, avec Artaud, Sade, Joyce ou Bataille. Autre exemple: celui de Grandes Largeurs qui, depuis 1981, s’attache à faire revivre les œuvres de Henri Calet et de Raymond Guérin. Ou encore celui de Plein Chant qui, depuis 1971, dans la lignée de Henry Poulaille et de la «littérature prolétarienne» s’emploie à publier des auteurs méconnus ou hétéroclites et des écrivains «issus du peuple». Par ailleurs, si certaines revues ont été l’expression directe, voire sectaire, d’un mouvement littéraire, d’autres ont joué également un rôle important dans la réception critique de ces mouvements, ainsi que le montre Yves Bridel dans Miroirs du surréalisme en analysant l’accueil plus ou moins favorable fait au surréalisme dans les revues françaises et suisses non surréalistes.

Une autre fonction essentielle des revues tient à leur rôle dans la circulation des textes et des auteurs au-delà des frontières linguistiques ou culturelles. Certaines revues furent à ce titre de remarquables «échangeurs» de littératures, soit en publiant régulièrement des chroniques sur les «lettres étrangères», soit plus directement encore en traduisant des textes. On peut ainsi rappeler l’importance dans les années vingt de La Revue européenne qui, grâce notamment à Edmond Jaloux et à Valery Larbaud, se prolongea à travers la «Collection européenne» publiée aux éditions Kra, éditeur de la première série de la revue; ou celui des Lettres nouvelles de Maurice Nadeau dans les années cinquante; ou encore celui, aujourd’hui, de Po&sie de Michel Deguy, qui consacre une large place aux poètes du monde entier.

Cette fonction dans les échanges littéraires a été assurée également par les «revues d’exilés»: par exemple les revues américaines éditées à Paris, dans les années vingt et trente, par la «génération perdue». Hemingway, Dos Passos ou Pound doivent beaucoup à Transition , The Transatlantic Review , This Quarter ou encore au Navire d’argent d’Adrienne Monnier. Un phénomène semblable eut lieu pour les revues latino-américaines, éditées également à Paris entre 1900 et 1940, dans lesquelles des écrivains comme Asturias ou Carpentier furent extrêmement actifs. La revue Sur (1931-1970), publiée à Buenos Aires par Victoria Ocampo, contribua grandement, elle aussi, à cette connaissance réciproque des littératures européennes et latino-américaines.

Toutes ces publications aidaient à façonner une sorte de communauté littéraire internationale dont les échanges s’organisaient à partir de «capitales littéraires». Paris fut longtemps l’une des plus attractives. Cet internationalisme fut poussé plus loin par des revues comme Dada ou 391 de Francis Picabia, successivement publiées à Zurich, Barcelone, Paris, Berlin ou New York. On pourrait citer encore le cas de Botteghe Oscure (1948-1960), qui publiait des textes en plusieurs langues; celui de 900 , créée en 1923 par Massimo Bontempelli à Rome, qui se voulait résolument cosmopolite, associant à sa rédaction Nino Frank, Ramón Gómez de la Serna, Ilia Ehrenbourg, James Joyce; ou encore celui du Disque vert de Franz Hellens (1921-1941). Plus classique, mais très ouverte, La Revue de Genève de Robert de Traz a été, entre 1920 et 1930, un véritable «miroir des lettres européennes». Elle s’était attachée à révéler au public francophone un grand nombre d’écrivains de langue allemande, espagnole, italienne, anglaise ou russe, grâce à l’impressionnant réseau de collaborateurs qu’elle sollicitait à travers le monde entier. Dans le milieu des années quatre-vingt, cette tradition cosmopolite est reprise, simplifiée même, par la revue d’Antonin Liehm, Lettre internationale , qui, avec ses différentes éditions en langue française, italienne, espagnole et allemande, constitue une expérience tout à fait originale, ouvrant à de très nombreux auteurs et textes des possibilités de traduction et de diffusion exceptionnelles.

Pour beaucoup d’écrivains – et non des moindres –, le passage par les revues a souvent marqué un moment essentiel de leur carrière littéraire. Nombre de premiers livres furent d’ailleurs des recueils de textes préalablement publiés en revues. S’il n’est guère de biographie d’écrivain qui ne comporte une expérience revuiste plus ou moins importante, les cas de figure sont forcément très divers. Pour Balzac, comme le montre Roland Chollet, la collaboration aux journaux et revues fut d’abord une source importante de revenus. Mais en publiant régulièrement dans la Revue de Paris ou la Revue des Deux Mondes , note Roland Chollet, il parvenait également à faire en sorte que la fiction narrative puisse «remonter de plusieurs échelons dans la hiérarchie des genres reconnus jusque-là par les revues littéraires».

Le cas d’Apollinaire, qui n’a rien non plus d’exceptionnel, est tout à fait représentatif de ce que put être à certaines époques la participation d’un écrivain à la vie des revues: il fait ses débuts à La Revue blanche , puis tient la rubrique des revues à la Revue d’art dramatique , fonde Le Festin d’Ésope , publie dans La Plume , Vers et prose , Mercure de France ou La Phalange , collabore à divers journaux, fonde ensuite une autre revue, Les Soirées de Paris , enfin inspire les créateurs de Sic et de Nord-Sud . Citons encore l’exemple de Paul Léautaud, qui disait de lui-même: «Je suis resté un écrivain de revue» et ajoutait, en hommage à Alfred Vallette, le directeur du Mercure de France , «Je me demande où j’aurais pu écrire ce que pendant vingt ans j’ai écrit au Mercure . La réponse est indéniable: nulle part». En somme, nombreux seraient les écrivains à pouvoir reprendre à leur compte le constat de Joë Bousquet, qui fut lui-même associé de près aux destinées de revues comme Chantiers ou les Cahiers du Sud : «J’ai travaillé, écrit, j’ai vécu de la vie des revues.»

On pourrait multiplier ainsi les exemples et se livrer à une comparaison des différentes expériences revuistes des écrivains suivant les époques et les écoles, suivant les types de revues choisies ou créées, traditionnelles ou avant-gardistes, etc. Cela permettrait une compréhension plus fine des stratégies éditoriales, individuelles ou collectives, des processus de détermination et de légitimation des valeurs et des hiérarchies littéraires de chaque époque. Encore faudrait-il, pour prendre toute la mesure du phénomène, ne pas se limiter aux seules revues qui s’affichent exclusivement «littéraires», mais élargir le spectre jusqu’aux revues où la littérature est associée à d’autres disciplines artistiques ou intellectuelles, comme la peinture, la danse, la photographie, voire l’ethnologie, la psychanalyse... Il faudrait donc y inclure des revues telles que Verve ou Minotaure , puisque chacune se proclamait «artistique et littéraire».

Revues et édition

Enfin, on ne saurait oublier la dette de l’édition à l’égard des publications qui ont souvent été au point de départ de collections d’ouvrages et de maisons d’édition – dont certaines très célèbres, comme les éditions de la Nouvelle Revue française (Gallimard) ou du Mercure de France. Ou encore les éditions Au sans pareil créées en 1919 par René Hilsum à partir de la revue Littérature d’Aragon, Breton et Soupault. Cette conversion à l’édition de livres s’est souvent effectuée à partir du désir de publier les tirés à part d’articles de revues ou les œuvres plus importantes d’auteurs proches d’une revue.

Sur ce point, on peut compléter le tableau des apports des revues à la vie littéraire en soulignant que, si, à l’imitation de l’édition française en général, la publication de revues s’est effectuée pour la plupart d’entre elles à partir de Paris et de sa région, un nombre significatif de revues ont été publiées en d’autres lieux. Certaines ont ainsi attaché leur nom et leur mémoire à une ville ou à une région: La Grive dans les Ardennes, La Tour de feu en Charente, Le Beffroi à Lille, Le Feu à Aix-en-Provence et, bien sûr, les Cahiers du Sud à Marseille, le mécénat des armateurs marseillais permettant à ceux-ci de se retrouver dans les cabines de nombreux paquebots voguant à travers le monde!

3. Un avenir incertain

Une coupure: la Libération

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, un chroniqueur de la revue lyonnaise Confluences , dressant la carte des revues alors existantes ou renaissantes, se demandait si désormais celles-ci n’avaient pas derrière elles «la plus grande partie de leur règne», et n’allaient pas rapidement être supplantées par les hebdomadaires comme Les Lettres françaises ou Terre des hommes . Le pronostic se vérifia pour les revues créées pendant la guerre et liées plus ou moins directement à l’esprit de la Résistance: l’Arche et Fontaine à Alger, Poésie 40 , 41 , 42 ... à Villeneuve-lès-Avignon, Messages à Paris, L’Arbalète ou Confluences à Lyon, etc. La plupart disparaissent dans les années qui suivent, après une brève et fatale installation à Paris, dans l’espoir de prendre la place laissée vacante par La Nouvelle Revue française . Durant l’Occupation, en effet, les revues qui dominaient la vie littéraire avant la guerre avaient connu quelques avanies: faute d’autorisation, le Mercure de France avait suspendu sa parution, et La Nouvelle Revue française s’était engagée, sous l’autorité de Drieu La Rochelle, dans une collaboration avec l’occupant, qu’elle allait ensuite payer fort cher. En dépit des difficultés d’approvisionnement en papier, de diffusion et des contraintes de la censure, les revues nées pendant la guerre, littéraires au premier chef, ont donc joué un rôle primordial pour maintenir la présence et les valeurs de la culture française, permettant à des écrivains déjà connus, tels que Valéry, Gide, Eluard, Michaux ou Aragon, de continuer à être publiés et aux jeunes auteurs d’éditer leurs premiers textes. La poésie était alors, selon l’expression de Max-Pol Fouchet qui dirigeait Fontaine , la seule «parole vierge», la «force française de l’intérieur». De fait, de nouveaux centres d’édition et une nouvelle circulation de la vie littéraire s’étaient organisés autour de ces revues, et cette fois en dehors de la traditionnelle polarisation parisienne. Leurs locaux étaient devenus des lieux d’accueil et de rencontres extrêmement précieux pour tous les écrivains et artistes, à l’image du «grenier» des Cahiers du Sud à Marseille.

Pendant les dix années suivantes, nombre de nouvelles revues vont se créer: les Cahiers de la Pléiade de Jean Paulhan et Critique de Georges Bataille en 1946, La Table ronde de François Mauriac et 84 de Marcel Bisiaux en 1948, Empédocle en 1949, les Lettres nouvelles de Maurice Nadeau et La Parisienne de Jacques Laurent en 1953, les Cahiers des saisons de Jacques Brenner en 1955, etc. Dans son Tableau de la vie littéraire en France, de l’avant-guerre à nos jours (Luneau-Ascot, Paris, 1982), Jacques Brenner évalue à près d’une centaine le nombre de ces nouvelles publications, dont, beaucoup de poésie, créées entre 1945 et 1955. Il rappelle que lorsque La Nouvelle Revue française fut autorisée à reparaître en 1953, sous le titre de Nouvelle Nouvelle Revue française , se déclencha une sorte de «guerre des revues». En 1947, les aînées, comme le Mercure de France et Europe , reparaissent, alors qu’avec la création des Temps modernes en 1945, sous la houlette de Sartre et l’emprise des thèses existentialistes sur la «littérature engagée», on assiste au retour de revues non exclusivement littéraires, c’est-à-dire de publications dans lesquelles le partage entre création ou critique littéraires et débats d’idées évolue en fonction de la conjoncture politique et de ses enjeux idéologiques – comme cela s’était déjà produit dans les années trente dans des revues du type Europe ou Commune , et dans la plupart des revues surréalistes.

Les revues aujourd’hui

À partir du milieu des années soixante, c’est plutôt autour de revues comme Tel quel , Change , Poétique , où dominent largement des préoccupations de théorie littéraire ou linguistique, sous l’influence des courants de pensée marxiste et structuraliste, que s’organisent les principaux débats. Au point que Germaine Brée peut écrire en 1978 que le public de la revue littéraire «est devenu, en majorité, universitaire. Spécialiste plutôt que lettré, il semble préférer la revue critique et théorique à la lecture régulière de textes littéraires souvent disparates et incomplets qu’offrait la revue littéraire classique» (Le XXe Siècle , t. II, Arthaud, Paris, 1978).

Un constat qui trouve un écho plus radical encore en 1979 dans le livre de Régis Debray sur Le Pouvoir intellectuel en France (Ramsay, Paris, 1979), où l’auteur estime qu’avec le passage du «cycle éditorial» (1920-1960) au «cycle media», à partir de 1968, la forme revue connaît un irrésistible «étiolement», tandis qu’on assiste à l’«épanouissement de la forme magazine». Tout simplement, souligne R. Debray, parce que «la revue n’appartient pas à l’univers des mass media»: «elle cherche l’influence et non l’audience» et que, lorsque «la revue prospecte, le magazine exploite». Si donc, précise-t-il, des dizaines, voire des milliers de revues, notamment littéraires, doivent être encore créées à l’avenir, jamais elles ne retrouveront la place et le rôle qui furent par exemple ceux de La Revue blanche au début du XXe siècle ou de La Nouvelle Revue française pendant toute sa première moitié.

Regain, déclin: la vie des revues paraît ainsi osciller en permanence entre ces deux constats, qui reviennent périodiquement. Une analyse des cycles dans la vie des revues supposerait qu’il soit possible d’effectuer au préalable une évaluation quantitative et qualitative des publications de chaque époque. Or, non seulement, on l’a vu, le patrimoine des revues est incomplet ou dispersé, mais leur simple dénombrement reste une tâche très incertaine – surtout pour les revues de poésie dont la durée de vie est fort variable (beaucoup ne dépassent pas le ou les premiers numéros) et le taux de renouvellement élevé.

Il y a certes eu dans le passé quelques rares tentatives pour dresser des catalogues de ces «petites revues» qualifiées généralement d’«éphémères». En 1900, Remy de Gourmont fit paraître un essai de bibliographie présentant environ cent trente titres de la période symboliste. Entre 1900 et 1914, Roméo Arbour répertoria environ cent quatre-vingts revues littéraires publiées à Paris. Toutefois, en examinant de près les quelques rares répertoires disponibles, on constate qu’ils comportent de nombreuses erreurs dans les descriptions des revues mentionnées et que plusieurs titres manquent à l’appel. Plus récemment, l’éditeur Jean-Michel Place a entrepris, d’abord en 1976, puis en 1980, deux enquêtes auprès de, respectivement, deux cent cinquante et cinq cent quarante-huit revues littéraires. Tous ces recensements, encore approximatifs et partiels, sont en fait insuffisants pour pouvoir dresser cette «histoire des pulsions [littéraires] fondées sur la naissance et le rayonnement des revues» évoquée par Michel Décaudin lors d’un colloque sur la situation et l’avenir des revues littéraires organisé à Nice en 1976.

Aujourd’hui, alors que l’édition est plus que jamais soumise à l’industrialisation et à la standardisation de ses produits, la publication de revues littéraires, parce qu’elle est l’expression d’une pluralité de projets et de styles, continue à favoriser une grande différenciation des formes, dont certaines répondent à de véritables préoccupations bibliophiliques. Incontestablement, ces dernières décennies, des revues comme L’Éphémère , Argile , La Délirante , L’Ire des vents ou Le Nouveau Commerce , presque exclusivement consacrées à la création littéraire, ont cherché à maintenir et à enrichir la tradition des «belles» revues avec des mises en pages d’une grande sobriété laissant «respirer» les textes, particulièrement ceux de poésie. Une tradition qui prolonge celle de Commerce , du Grand Jeu , de Mesures , des Cahiers de la Pléiade , etc. Une tradition qui n’empêche pas la découverte et l’audace littéraires mais qui, au contraire, vise à la servir par une véritable esthétique éditoriale.

Ce débat autour du déclin ou du renouveau des revues littéraires est de toute évidence difficile à trancher de façon définitive. Économiquement, l’affaire est loin d’être entendue, car, s’il est patent que les revues connaissent aujourd’hui plus que jamais de graves problèmes de diffusion, elles bénéficient par ailleurs d’aides non négligeables d’organismes culturels divers – notamment du Centre national des lettres. Il n’est pas interdit non plus d’imaginer que certains développements de la micro-édition puissent les aider à réduire leurs coûts de fabrication, et favoriser ainsi l’éclosion de nouveaux titres. En revanche, sociologiquement, on peut se demander dans quelle mesure les changements dans les formes de consommation culturelles peuvent influer sur les prédispositions du public cultivé à lire les revues et plus encore à s’y abonner – ce dernier acte supposant une relation de confiance et de fidélité vraisemblablement de plus en plus difficile à maintenir aujourd’hui.

Reste que la disparition ou la marginalisation des revues littéraires, si elle devait se produire, ne signifierait pas la fin de la création littéraire, mais la priverait incontestablement d’un instrument particulièrement adapté à ses exigences. Plus encore, ce qui s’effacerait avec elles, c’est tout un mode d’existence de la vie littéraire dont les revues ont assuré jusqu’ici, pour une très large part, la fécondité et le renouvellement.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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